Fraichement débarqué de la gondole qui m’a conduit sur ce quai de Venise, je dois traverser la ville pour me rendre à l’embarcadère Saint-Pierre, d’où je partirai pour Istanbul.
Quelle ville incroyable ! Ces murs blancs, brillants, richement ornementés, ces tentures orientales, multicolores, à paillettes et grelots, ces passages voutés qu’embaume l’encens des marchands.
Je me perds dans ce souk luxueux de style gothique flamboyant. Etourdi, je m’arrête devant la vitrine alléchante d’une librairie d’occasion, qui révèle discrètement la promesse de bonnes affaires. J’y pénètre. La première pièce est basse de plafond mais un escalier descend au sous-sol, rayon des livres pour enfants et des bandes dessinées. M’y attend un carton à dessins plein de planches originales toutes plus belles les unes que les autres. Mais les prix sont plus salés que ce à quoi je m’attendais. « Tout à un prix » me dis-je, avant de monter trois marches qui me conduisent au rayon voilage du Printemps.
Zut ! Je suis évidemment au dernier étage de ce Grand Magas. Il faut que je redescende car j’ai une chose urgente à faire. Mais laquelle ? A mesure que je parcourre les petites pièces décorées avec style, qui n’en finissent pas de s’enfiler les uns après les autres, sans qu’à aucun moment je n’aie le sentiment de descendre, à mesure que j’avance, donc, la panique me gagne. J’ai peur de ne pas faire une bonne affaire, de rater LE coussin en solde, de ne pas pouvoir payer, d’être soupçonné de vol.
Enfin, je me retrouve à l’air libre, sur cette place de terre battue ocre et jaune. Les commerçant sont installés derrière des paravents en moucharabieh, des toiles tendues sur leurs têtes, et des objets de brocante soigneusement mis en valeur sur des tables en bois à plateau de marbre et pieds de lion.
Je déambule au milieu des badauds mais la nuit tombe, et il faut encore que je retrouve le chemin du port. Les ors de la Sérénissime cédent la place à des rues étroites aux pavés luisants bordants des terrains vagues, quoique séparés d’eux par des palissades grillagées.
Je tourne dans ce quartier (je reconnais, c’est Rouen !) comme si j’arpentais un plan de ville géant, sensation étrange de me voir moi-même parcourir ces rues comme si je voyait les images d’un drone qui me filmerait en me suivant dans les airs.
L’air marin dispense des senteurs intenses, je suis grisé par cette promenade, sans peur d’être en retard. Peut-être même confiant à l’excès. Et enfin, un passage couvert à l’extrémité éblouissante débouche sur cette place somptueuse, vaste et close comme la cour carrée du Louvre, en plein Venise. Le quai, deux très longues marches en marbres qu’une onde immobile recouvre comme un drap de soie. L’horizon, un paysage à la Böcklin aux couleurs fortement contrastées.
Mais surtout, un bateau parti sans moi.