Archives mensuelles : octobre 2015

La gencive

La pièce est sombre et exiguë. Les couleurs sont fanées, j’hésite entre décoration des années soixante-dix et décor de toile de maître flamand.

Je tiens devant moi, dans la paume de ma main droite, mon crâne décharné quoiqu’encore chevelu. J’observe avec attention ma dentition et constate, horrifié, qu’une couche de tartre marron macule le haut des molaires.

Pour regarder de plus près, je retire cette partie, reste de gencive inclus, l’approche de la lumière qui vient de la fenêtre, et comprends instantanément d’où provient mon haleine fétide !

Publicité

D’une prison l’autre

L’escalator débouche au centre d’une vaste cour carrée, remake stalinien de la place des Vosges. On pourrait aussi bien se croire à La Défense, ou à Saint-Quentin-en-Yvelines. Apercevant les wagons qui tournent sous les coursives, apparaissant puis disparaissant au fil des colonnes, je baisse la tête, ferme les yeux et demande à M. qui m’accompagne de me prévenir lorsque le manège aura cessé : je ne peux regarder ce spectacle sous peine d’attraper une migraine de mal de mer.

« Attention la vague ! » s’écrit-elle soudain. Rouvrant les yeux, ébloui, désorienté, je vois derrière moi un mur d’eau de vingt mètres au moins. Je sens que M. est à l’abri, et constate que la vague avance au ralenti, laissant admirer les jeux de lumière sous sa surface comme sous celle d’un iceberg.

Reste qu’il ne faut pas rester là. Là, c’est à trois mètre d’un mur d’enceinte en béton crépi façon Fleury-Mérogis, aucune prise, cul de sac, terminus.

Un miracle se produit alors : sur le mur est projeté le film d’un arbre dont les branches solides se soulèvent ou retombent paresseusement. J’agrippe la première branche, puis la seconde, et ainsi de suite jusqu’à arriver en haut du mur, d’où je saute sur le platane de l’autre côté sans un regard pour la vague qui…

Redescendu au pied de l’arbre, je m’époussette, rajuste ma veste et me dirige vers le tabac pour acheter des cigarettes.

African diaspora

Partout autour de moi, la banquise à perte de vue. Jamais vu de sable aussi blanc, aussi fin. Tiens, on croirait de la neige. Le ciel écrasé de lumière est du même bleu pale que celui de Dakar. Et ce qu’il fait chaud ! Drôle de pole, décidément.

Ah ! Les voilà. Sacrés pingouins ! Ils sont amusants, avec leur démarche pataude. Et nombreux avec ça. Comme un trait de feutre qui s’allonge sur l’horizon à mesure qu’ils approchent. De fait, le trait s’étire et s’étire des deux côtés, de plus en plus vite maintenant. Et s’épaissit. C’est qu’ils m’encerclent, dis donc ! Ils sont quoi, des milliers ? Des dizaines de milliers ? Peut-être bien plus encore.

Je ne les pensais pas aussi grands, ni aussi efflanqués, ni aussi dignes. Ils ont troqué leur manteau queue-de-pie pour un ensemble marron foncé défoncé. Ils avancent toujours vers moi, et j’angoisse à l’idée que je n’ai rien à leur dire d’intéressant.

Lorsque les premiers arrivent à un ou deux mètres de moi, ils s’immobilisent instantanément. Comme figés dans la même fraction de seconde. L’Intensité du moment est telle, qu’on croirait entendre le silence.

Et, de même qu’ils se sont arrêtés d’un coup, ils entonnent aussi soudainement un reggae polyphonique. Fascinant. Je ne comprends pas les paroles, mais lorsqu’ils chantent le refrain, je reconnais l’expression « African diaspora ».

Des pingouins d’Afrique, manquait plus que ça ?!

On dirait Sienne

Je reconnais cette place ! J’ai déjà rêvé ici. Place en demi-cercle, pavée, grande, lumineuse, pourtant entourée de hautes façades d’immeubles aux fenêtres rares, guère plus larges que des meurtrières.

Quelques touristes en combinaison survolent le lieu, flottant sur le ventre comme des bibendums célestes. Le point de vue doit être exceptionnel de là-haut. Des pigeons mécaniques se dandinent à la queue-leu-leu, direction la fontaine de l’ange-gardien-du-Saint-Sépulcre.

Il fait bon, comme une après-midi de printemps. Le goût du mafé qu’on m’a servi ristretto est divin. Et mon dromadaire préféré est tranquillement assis à mes pieds. Enfin, jusqu’à ce que la chute d’un touriste volant sonne l’heure de son diner.

Le spectacle est tout bonnement inénarrable.

Et le bonheur, décidément, un instant fugace.

La pipe cassée

Nous sommes une bonne soixantaine d’adultes vêtus de kimonos jaunes, assis en tailleur sur de gros tatamis moelleux, visages tournés vers l’écran gigantesque sur lequel est projeté une course de vaches. La voix du commentateur est comme en sourdine, ou alors c’est moi qui suis tant concentré sur les bruits de son visage invisible, que je perçois ses paroles lointainement.

Ce que j’entends clairement, en revanche, est le bruit de l’objet qui vient de glisser de ses lèvres et chute comme indéfiniment. Je reconnais le sifflement caractéristique de l’air sur une pipe de bruyère à col de cygne et, instantanément, je mesure avec horreur ce qui va se produire dans l’instant.

La pipe apparaît en haut de l’écran et tombe en dehors du cadre, sur le parquet de notre salle, sous nos yeux incrédules.

Evidemment, elle se brise, dans un claquement à la fois net et pourtant étiré, comme si la scène se déroulait simultanément en temps réel et au ralenti.

Aucun cri, juste un frisson d’effroi qui glace l’atmosphère. Le présentateur désormais muet, on entend l’affolement des vaches de course et de leurs jockeys, tandis que sous nos yeux un sang épais, noir et fumant s’écoule des morceaux de la pipe.

Je crois que je mets à pleurer lorsque je reconnais la pipe de mon père.

(Petite) mort

« Tu es mort » me dit le cheval vert bicéphale, avant de se brouiller jusqu’à disparaître.

Je suis allongé face au ciel sur la ligne blanche de la piste d’aéroport d’Ajaccio, me répétant en boucle cette phrase que je ne comprends pas vraiment : « tu es mort, tu es mort, tu es mort, tu es… ».

Une pollution nocturne me réveille quelques instants. Dans ce demi-sommeil, je pense que cette mort annoncée n’est au fond qu’une petite mort.

Rassuré, je me rendors.

Entre les murs

Le passage entre les murs est plus qu’étroit. Clairement insuffisant pour un être humain. Et pourtant j’y circule, entre les murs et les cloisons de cette grande maison dont je devine sans vraiment les voir les pièces sombres aux meubles couverts de draps blancs.

Agréable, cette sensation de voir sans être visible, se sentir en sécurité. Pourtant, je ne sais pas trop ce que je cherche ici. Ni même si ce lieu a un quelconque intérêt.

Quelque chose d’important doit être caché. Quelque chose de si important qu’on ne peut que l’enfermer derrière un mur. Aussi je les parcoure tous. En vain. Je sais au fond de moi qu’il n’y a rien à trouver, et j’en éprouve une grande déception.

Ce que c’est de croire au mystère !

Échiquier mat

Dans la rangée adverse se tiennent S. et J., vêtus de leurs habits de mariage bariolés tendance funky.

Je sais que c’est eux, mais leurs visages me rappellent plutôt ceux de A. et S.

J’avance en sautant de case noire en case noire pour me rapprocher d’eux et en avoir le coeur net, mais une ribambelle de gamins bruyants se met en travers de mon chemin.

Ils trichent ! Se positionnant indifféremment sur les cases noires et blanches, alors qu’ils jouent les blancs.

Je décide de les imiter mais lorsque je saute sur la case blanche devant moi, aucun sol ne m’arrête et je tombe dans un vide insondablement lumineux.

Je me relève dans une pièce entièrement capitonnée sans porte ni fenêtre, aux murs si haut que je sais ne pas pouvoir sortir de là sans aide extérieure.

Je ressens une grande détresse en songeant que je n’aurais jamais du quitter la partie sur l’échiquier mat.

Les bananes vertes sont inoffensives

« Rassure-toi, me dit Cruella en me prenant par le bras, les bananes vertes sont inoffensives. C’est quand elles mûrissent qu’elles attaquent. Les pires, c’est celles avec les grosses tâches noires : elles sont gluantes. »

Nous avançons dans les allées d’un hyper-hypermarché, croisant de grandes bananes vertes qui font leurs courses sans nous prêter la moindre attention.

Je me sens triste parce que ce magasin a changé d’enseigne : le Leclerc est devenu un Carrefour. Et je n’aime pas Carrefour. La clientèle y est plus petite, le personnel plus méfiant.

Cruella a disparu tandis que je débouche dans le rayon légumes. La vue des poireaux m’amuse. Avec leurs racines touffues de longs poils blanc-verts, semblables à des caniches de barbarie. Les pommes sont si grosses et si mûres qu’elles pourraient exploser comme des grenades.

L’instant d’après je suis assis dans le métro, seul dans la rame, hagard.

Sur les tables

« Magistral ! » s’exclame en s’approchant de moi le gros ours vert qui circule de table en table.

Il faut dire que nous nous tenons tous dans des positions extraordinaires, digne des meilleurs contortionnistes : M. tient sur une main et un pied, la tête de côté. S. et M. ont opté pour moins périlleux, l’un en tailleur en équilibre sur ses trois mains, l’autre en appui sur son épaule plate comme un pneu crevé.

Ce n’est pas un cours de yoga, juste une après-midi dans un café. L’ours vert m’a servi un jus de croissant que je sirote à l’aide d’une paille grosse comme un tuyau d’arrosage. 

Les odeurs, divines, ont toutes leur couleur. Aussi l’atmosphère est-elle translucide et feutrée, comme dans la brume par temps de neige.

S. demande à la cantonade qui peut lui gratter les dents. Ça provoque un éclat de rire qui nous fait tous tomber de nos tables. Nous rampons les uns vers les autres en gloussant et s’exclaffant. Une fois réunis, nous formons une grande couverture écossaise. Je crois que nous nous endormons ainsi, bien au chaud.