« Neuf heures et demi à Bouaye, ça n’a pas de sens » lâche quelqu’un à côté de moi. Une autre enchaîne en criant : « c’est pourquoi il faut tourner à gauche au prochain carrefour ! » Et de fait, nous prenons un chemin de terre qui surgit entre deux rangées d’arbres.
Nous sommes au moins dix sur le tracteur jaune fluorescent qui fonce à toute blinde au beau milieu de la nuit. Le gros girophare orange en mode stroboscope, on est bien dans une boîte de nuit. L’ambiance est légère et mes collègues bougent dans une chorégraphie arythmique et saccadée.
Le tracteur débouche dans un champ, et nous en sortons par ses nombreuses portes qui, tout bien considéré, en font plus une longue Limousine qu’un engin agricole. Tout le monde est en tenue de soirée, façon montée des marches à Cannes, mais en plein champs de blé fauché à raz, c’est marrant.
Nous nous alignons cote à cote en nous donnant la main et soudain quelqu’un crie : « Oulà ! Vole ! Vole ! ». Aussitôt, nos nœuds papillons se mettent à tourner comme les pales d’un avion, nous propulsant à pleine vitesse dans l’espace. Pour nous diriger, nous utilisons les lacets de nos chaussures qui eux aussi agissent comme des hélices.
Nous voici dans l’espace, dans le noir absolu. Nous sentons la présence des autres sans nous voir, c’est une sensation de communion agréable. Nous parlons de la meilleure façon de faire pousser les bouteilles dans un jardin, et un désaccord oppose violemment D. à J., qui en viennent au corps-à-corps et se mélangent avec tant de force qu’ils deviennent siamois. Nous rions tous de ce retournement de situation.
L’instant d’après je me lève pour boire.