Insouciants

Nous courrons nus dans un champ de maïs, bras écartés, libres. Et sans têtes. De là vient peut-être cette sensation de légèreté et d’insouciance. Les feuilles des tiges de maïs fouettent nos corps heureux, laissant au passage des marques vertes, qui nous valent bientôt de ressembler à des créatures venues de l’espace.
Arrive le bout du champ. Au-delà, de l’eau, à perte de vue. Des nuées de mouettes rieuses nous narguent de leurs cris stridents. Nous entrons dans l’eau froide et alors se produit un phénomène étrange : notre couleur verte et notre peau devient un film transparent laissant apparaître nos muscles, nos os, nos tendons et nos veines.
Je ne connais pas ceux qui m’entourent, la faute aux visages absents, mais je sens chez tous, hommes et femmes, une bienveillance protectrice. Aussi bizarre que cela semble, nous nous « voyons » nous regarder, et admirer, presque, le spectacle de nos corps aussi nus. Quelle belle espèce que la nôtre !
Lentement, à mesure que nous pénétrons dans l’eau claire comme l’air, nos corps se frôlent, s’effleurent puis se touchent, se caressent mutuellement, avec une infinie tendresse pour les parties de corps ainsi soulignées.
Autour de moi, tous se rapprochent, s’accrochent, se collent les uns aux autres, tandis que me parvient d’en haut le fou-rire assourdi des mouettes à la surface.
Nous étions, quoi, dix ? Vingt ? dans le champs. Nous voici deux cents, trois cents peut-être, debout, assis ou allongés au fond de l’eau, dans un maelström de mouvements lents ou saccadés de corps copulants. Du moins est-ce le cas des autres, car je suis seul parmi eux, déambulant à la recherche du rayon BD dans cette bibliothèque sous-marine.
Je trouve ce spectacle attendrissant mais mon irritation croît à mesure que je constate que les linéaires contiennent exclusivement des dictionnaires, des codex, des classeurs d’archives. La mémoire du monde défile ainsi dans les allées que je parcoure, prenant soin d’éviter de marcher sur les couples étreints et mouvants. Aussi, à force de caresser la tranche des ouvrages, ma peau prend la couleur puis la texture du papier, puis celles du parchemin.
C’est alors que je sens tous les regards braqués sur moi. Je suis un intrus bien visible dans cette partouze aquatique géante. Les corps se sont arrêtés et leur posture montre, malgré leurs têtes manquantes, qu’ils m’observent attentivement et sont même scandalisés.
Je quitte ce lieu en hâte et me retrouve alors sur le parvis sis au pied du centre Georges Pompidou, hilare. Mon rire se joint à celui des mouettes.

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